Inspiration libre : l’imagination en crise

Philosophie

28 mai, 2023
5 min de lecture

Nouveau billet de réflexion sur l’imagination, inspiré par une citation de Rob Hopkins : pourquoi vivons-nous une crise de l’imagination ? Comment cette dernière s’est-elle sclérosée alors que nous en avons si précieusement besoin ?

Il semblerait que notre imagination s’affaiblisse au moment même de notre histoire où elle est plus que jamais nécessaire. Notre créativité devrait être vigoureuse et bien entraînée ; elle est à l’inverse flasque et molle.

Rob Hopkins

La crise de l’imagination

Dans mon précédent billet de blog de la catégorie philo, j’ai présenté l’imagination comme étant un muscle. Et j’ai mentionné que, comme muscle, notre capacité à imaginer peut se scléroser. Aujourd’hui, de plus en plus de penseurs et penseuses de notre temps, comme Naomi Klein ou Amitav Ghosh, parlent d’une crise de l’imagination. La citation de ce billet, tiré du fameux Et si … ? de Rob Hopkins, dit la même chose : notre imagination est flasque et molle.

Mais pourquoi est-ce le cas ? Comment notre imagination s’est-elle affaiblie, pour reprendre Hopkins ? Je propose d’y réfléchir via deux pistes : la saturation et la réduction de capacité d’attention.

La saturation de notre imagination

Il s’agit là de l’une de critique les plus profondes d’une société consumériste. Pour nous encourager à consommer il faut nous vendre des images. Nous l’expérimentons quotidiennement et massivement. Chaque jour, ce sont des milliers de messages publicitaires qui passent devant nos yeux, remplissant notre esprit que consommer ceci ou cela mène un petit plus de bonheur. Les marques de voiture promettent liberté et aventure, les voyages épanouissement ou exotisme et Coca-Cola … l’inspiration artistique.

Par ce mécanisme qui semble si anodin de la publicité, les marques saturent notre imagination de récit et de promesses. C’est l’art du storytelling :

Le storytelling met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles.

Christian Salmon

Cette saturation de l’imaginaire est là pour nous convaincre que nos désirs correspondent à des modèles. Et il n’y a pas que dans l’acte de consommer que le storytelling écrase notre imagination en le remplissant. Travailler plus longtemps car nous vivons plus longtemps. La croissance du PIB témoigne de la bonne santé d’un État. Il faut se donner à fond dans notre carrière pour se « donner les moyens de réussir ». Celui ou celle qui gagnent bien sa vie a « réussi ». Être au chômage est signe de paresse. Ou encore, en référence à mon précédent billet : « Il n’y a pas d’alternative ».

C’est cette saturation qui affaiblit notre imagination. Il n’y a peu ou pas de vide penser, rêver et expérimenter de l’alternatif dans notre imaginaire. La pression de l’emploi, de la productivité et de la compétitivité cumulée aux bombardements de messages publicitaires crée un bourrage dans notre imagination. Pour reprendre l’image du muscle, c’est comme s’il était demandé à ce dernier d’effectuer constamment les mêmes mouvements. Des efforts faibles, mais constant, l’empêchant de progresser car il n’a pas le temps de faire autre chose. En somme, on sature notre imagination pour mieux la standardiser.

La perte de notre capacité d’attention

Capacité d’attention et imagination sont inextricablement liées pour Hopkins. Citant le professeur de psychologie Larry Rosen, il dit ceci : « le déclin de notre imagination est sans doute exactement proportionnel au temps que nous passons sur nos smartphones ». Oui, ça pique. Les réseaux sociaux en premier plan, mais l’entier de nos applications sur smartphones cherchent à arracher notre attention, c’est un fait établi. C’est même le but premier, bien avant d’être sociaux. La raison est simple : notre attention est leur chiffre d’affaires.

Vous l’aurez compris, cette perte de capacité d’attention va avec la saturation dont je parlais juste avant. Car c’est en nous faisant passer un colossal devant les réseaux sociaux ou la télévision qu’on peut bourrer notre imagination. Pour un.e États-unien.ne moyen.ne, ce temps est de 608 heures par an pour les premiers et 1642 heures pour la seconde. Pour reprendre la comparaison citée par Hopkins : avec un rythme moyen de lecture, vous pourriez lire, sur un an, environ 200 livres en seulement … 417 heures. Non pas qu’il faille lire 200 livres obligatoirement, mais ça remet bien les choses en perspective.

Bref, notre esprit est constamment distrait. Mais attention, il ne faut pas y voir ici un pur échec individuel de notre esprit qui serait faible. Tous les outils de la révolution dites numériques ont consciemment chercher à capter notre attention en jouant avec les mécanismes de notre cerveau. Mais il faut reconnaître que les réseaux sociaux ont poussé la choses avec virtuosité : couleurs des notifications, pop-up réguliers, décharges de dopamines (hormones du plaisir/récompenses), etc. Pas besoin de chercher très loin, l’ancien vice-président chargé de la croissance d’audience de Facebook l’a avoué lui-même :

Ce que nous voulons, c’est comprendre […] comment vous manipuler le plus rapidement possible pour ensuite vous gratifier, en retour, d’une bouffée de dopamine.

Chamath Palihapitiya

C’est une des raisons – parmi d’autres – qui m’a fait définitivement fuir les réseaux sociaux. Non pas qu’il y ait zéro utilité à ces outils. Mais leurs fonctionnements intrinsèques sont pervers au sens moral du terme.

Conclusion

Saturation, storytelling et perte d’attention rendent en effet notre imagination en état de crise. Je le dis cependant dans un logique no blame, no shame. Clairement, les moyens mis en avant pour ronger notre capacité d’imagination outrepassent la force individuelle. Cela n’est cependant pas une fatalité. Un muscle atrophié ou abimé peut se réparer et s’entraîner. J’y reviendrai dans un prochain billet…

N’hésitez pas à écrire vos propres expériences et témoignages de saturation ou de perte d’attention en commentaire !

Commentaires
  • le_griffon_blanc

    1 juin 2023 à 16h45

    Salut Poto !
    Merci pour ce billet, qui m’a particulièrement touchée… L’atrophie de mon imagination est un phénomène qui me pèse de plus en plus au fil du temps… J’imagine bien que tout le temps passé sur les réseaux dits sociaux saturent mon cerveau d’images et de textes, amenuisant l’espace nécessaire à MA créativité, à mes images et mes textes.
    Durant le temps de Carême, cette année, j’ai fait un « jeûne » de réseaux sociaux (YT, insta, twitter) et ça m’avait fait un bien fou. Mes pensées étaient plus légères, plus fluides, j’étais plus disponible, plus PRESENTE.
    Je pensais naïvement que cette pause me permettrait de reprendre de manière plus maitrisée ma relation aux dits réseaux… mais non. Force est de constater qu’aujourd’hui, je me suis replongée, peut-être avec encore plus de force qu’avant, dans ce qu’il convient d’appeler un vice. D’où ma question : me faut-il déserter définitivement les réseaux sociaux pour retrouver l’espace nécessaire à l’imagination ? Peut-être bien… réflexion en chemin.
    Merci encore

    • Benoît Ischer

      1 juin 2023 à 23h52

      Hey !
      Merci de ton commentaire 🙂
      Ce que tu écris me parle … même si je consommais peu de réseaux sociaux ces dernières années, le peu que j’y passais me semblait pas être « sain ». Donc, perso, j’ai complètement arrêté.
      Alors je ne dis que pas que c’est impossible d’avoir un rapport ok/chill avec les RS, mais de fait, ils sont intrinsèquement pensé pour capter notre attention et faire en sorte qu’on y vienne et y reste, et comme on peut pas mettre les RS en mode « minimaliste » …
      De plus l’ouverture du blog m’imposait de ne plus être sur les RS, car c’était une évidence selon moi que ça allait impacter négativement mon vécu de bloggeur, qui se veut dans l’écriture la plus libérée possible (sans m’intéresser à « l’audience » et la réceptivité quantitative de ce que j’écris)

      Difficile de te répondre complètement. À titre vraiment personnel j’ai clairement vu que le quasi arrêt depuis 1-2 ans et mnt l’arrêt total avait vraiment aidé ma capacité de concentration (notamment dans la lecture). Je garde Youtube pour les chaînes qui m’inspirent et c’est tout..

      Merci de ta lecture !